Attention, cet article contient des spoilers.
Si vous avez déjà eu l’impression que le monde entier est contre vous, vous pourrez avoir un sentiment étrange de ressemblance avec Antoine Doinel, le protagoniste des “Quatre Cents Coups”, le chef d’œuvre fondateur de François Truffaut. Il est en effet difficile de parler des grands mouvements du cinéma sans parler de la Nouvelle Vague, tout comme il est difficile de parler de la Nouvelle Vague sans évoquer François Truffaut, et plus difficile encore de parler de François Truffaut sans parler de ce point tournant de 1959 qu’est “Les Quatre Cents Coups”.
On pourrait dire qu’à cette période, Truffaut était dans la position parfaite pour faire un film d’apprentissage sur les malheurs, ou encore la rébellion. Cette année là, il avait été viré du Festival de Cannes pour ses critiques ardues des autres réalisateurs. Mais avec “Les Quatre Cents Coups”, Truffaut est revenu l’année suivante, et a raflé le prix du meilleur réalisateur, un exploit d’autant plus étonnant qu’il s’agissait de son premier film. Si je suis tout à fait honnête, je ne pense pas avoir vu un film français aussi magistral, touchant, et élégant que celui-ci.
Lors de sa première projection, Bosley Crowther, journaliste du New York Times, en a parlé comme étant un petit chef-d’œuvre avec une perspicacité bouleversante. Non seulement le film a glané des éloges immédiats à travers le globe, mais 60 ans plus tard, il demeure un classique durable du cinéma français.
Le film commence avec une série de travellings montrés derrière les crédits d’ouverture, qui peuvent être interprétés comme le point de vue d’un enfant regardant à travers la fenêtre d’une voiture. Ce qu’on peut comprendre ici est que, dès le premier plan, Truffaut a construit un film très conscient de son propre langage visuel, employant fréquemment des fondus, des plans sur plans, des raccords, et des plans séquences. Truffaut fait cela afin de faire avancer sa vision de l’auteur, qu’il considère être un film laissant place au réalisateur en tant que force créatrice dominante. Le but de ce projet était d’élever le cinéma classique au même niveau que la littérature classique, afin que le réalisateur soit considéré comme l’auteur, et la caméra, comme la plume. D’un point de vue extérieur, “Les Quatre Cents Coups” peut sembler être un film artistique européen typique, impénétrable et cérébral, mais ce film contient une certaine honnêteté qui se fait rare dans les films d’apprentissage. Le film encapsule un éventail de sentiments et expériences humaines, mais ne permet pas au récit émotionnel de dégénérer en un récit sentimental. Au lieu d’enrober le passé à travers le prisme trompeur de la nostalgie, le film atteint une forme de réalisme en dépeignant l’adolescence comme la vie douloureuse qu’elle est, et même en faisant cela, il ne sombre pas dans le piège de l’histoire de sanglots typiquement hollywoodienne. En fait, un bon nombre de passages mémorables du film sont ses plus tendres. Il y a des moments de grande joie tout comme il y a des moments plus dépressifs. Il y a, dans ce film, tellement de petites choses qui demeurent réelles à propos de l’expérience de l’adolescence, comme par exemple ce moment où vous vous réveillez en réalisant que vous n’avez pas fait vos devoirs, ou encore quand vos parents essayent de vous réconforter en vous racontant une histoire de leur jeunesse sans réaliser que cela ne sert à rien. Mais le passage auquel on peut le plus s’identifier est peut-être l’état constant de paranoïa subtile que subit Antoine, prouvé par son besoin de cacher tous ses actes à ses parents. Dans la tête d’un enfant, même quelque chose de relativement innocent pourrait être mal interprété par des parents suspicieux.
Même si le film semble être raconté à travers une série de petits épisodes, tous ceux-ci s’enchaînent merveilleusement bien dans une chaîne de cause à effet qui s’étire le long de l’intégrité du film, et un scénario si vaste qu’il défie le résumé et met en place un thème d’action et de conséquence. Antoine s’enfuit de chez lui car il s’est fait attraper en train de mentir : il a séché les cours le jour précédent, cours dans lesquels il avait été puni. Et enfin, il a été puni car un autre élève lui a fait passer une affiche. La plupart des choses qui arrivent à Antoine le long du film peuvent être attribuées à un destin cruel, une forme de victimisation archétypale que les parents et les professeurs auront toujours tendance à suivre, tout comme les enfants auront toujours une tendance à être espiègles… Mais s’il existe quelque chose qui les hante comme rien d’autre, c’est bien la responsabilité. En regardant le film de plus près, on s’aperçoit que certaines actions d’Antoine dans le film ne sont autres que des manières d’éviter les conséquences de ses actions précédentes, ce qui ne nous surprend moins quand on constate que ses parents sont tout aussi irresponsables que lui : ils sont presque impatients de le confier aux soins des centres de réhabilitation de l’État. Je ne dis pas qu’Antoine ne mérite aucun blâme, mais ce qu’il subit n’est pas sans rappeler la chute d’un héros tragique grec, une catharsis.
En tant qu’adolescent, Antoine reforme constamment sa compréhension du monde qui l’entoure, au fur et à mesure qu’il le rencontre. Son caractère est affranchi du monde innocent et prude de l’enfance, pour laisser place au monde sévère de l’âge adulte dans lequel il doit affronter les questions de la sexualité et de la responsabilité, telles qu’elles sont illustrées par les adultes de sa vie. Au travers de cette confrontation, il plonge dans un quête d’identité, probablement le thème dominant du film. Le monde adulte que découvre Antoine n’est pas simplement hostile, mais aussi indifférent. La plupart des actions d’Antoine ne sont pas faites par malice ou par amertume, mais plutôt par désespoir : il est coincé par une lutte constante pour se faire remarquer dans un environnement urbain moderne, qui n’a ni envie, ni besoin de lui. Par moments, le débouché de cela est l’expression créative, dans d’autres, c’est le délit pur et simple.
Dans un des cours d’anglais d’Antoine, un élève doit prononcer à voix haute la question “Where is the father?” (Où est le père?), ce qui attire notre attention sur le passé tacite d’Antoine. En effet, où est le père? La réponse à cette question ne nous est révélée qu’à la fin du film, où nous apprenons le réel contexte de l’attitude passive-agressive que le garçon a envers sa mère : celle-ci aurait voulu avorter, mais sa mère ne le souhaitant pas, ne l’a pas fait. La mère tente tant bien que mal de masquer le fait qu’Antoine n’est autre qu’un fardeau l’empêchant de vivre une vie plus tranquille. De l’autre côté, le beau-père d’Antoine essaye de garder une attitude chaleureuse et positive face à son beau-fils, quand au final il ne fait que le tolérer, ce qui, pour Antoine, est plus douloureux que n’importe quelle forme de violence physique.
Ce qui prend réellement place au cours du film est une progression de l’innocence vers l’éclaircissement, d’une manière sans doute prématurée. Pourtant, malgré les changements subis par Antoine, il ne couvre pratiquement aucun terrain. En supposant que les plans d’ouverture soient réellement la perspective d’un enfant regardant à travers la fenêtre d’une voiture, alors la note sur laquelle commence le film est incertaine : Antoine est à l’arrière, conduit involontairement par le destin. En arrivant vers la mer à la fin du film, Antoine atteint un but qu’il s’efforce depuis tout ce temps d’acquérir, cependant, maintenant qu’il l’a atteint, il est littéralement dans une impasse. Il se retrouve sans but, et le film se termine sur une note tout aussi incertaine du futur d’Antoine qu’au début : regardant droit dans la caméra, le visage d’Antoine, dans l’arrêt sur image final, rappelle les photos d’identité prises par la police auparavant. Une des scènes est dans un cadre de restriction et de soumission, l’autre est dans un cadre de libération. Ce n’est pas le seul contraste qui émerge du film, car l’appartement aux airs limite claustrophobes est maintenant abandonné pour une étendue de sable solitaire sur le rivage. Si quelque chose a été gagné, c’est bien la liberté d’Antoine, peu importe son coût. Il semble logique pour Truffaut de réussir à rendre une histoire si réaliste, quand on prend en considération combien elle est dérivée de ses propres expériences en tant qu’adolescent, qui, comme son personnage, était un délinquant juvénile presque avorté. Pourtant, peu importe à quel point Truffaut aimerait commercialiser le film comme étant le produit du réalisateur, « Les Quatre Cents Coups » doit autant au superbe jeu d’acteur de Jean-Pierre Léaud qu’à la réalisation de François Truffaut. De plusieurs manières, “Les Quatre Cents Coups” est un film tout aussi rebelle que son protagoniste.
Quant à moi, je vais vous laisser sur le sublime générique du film composé par Jean Constantin, qui vous permettra, je l’espère, de vous plonger entièrement dans son histoire qui l’est tout autant.