Le rap suisse

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Makala et Varnish La Piscine

Depuis son arrivée en Europe au début des années 80, le rap n’a cessé de se développer sur tout le continent à travers les décennies, et ce, malgré la barrière du langage. Allemand, danois, italien, espagnol ou russe, le rap est universel et son langage ne se traduit et ne se transmet pas par les mots, mais par la musique. Malgré cela, un pays reste leader sur le marché européen : la France. Depuis NTM et IAM, le rap n’est jamais descendu en dessous des radars, et s’est même vu, avec le temps, escalader les charts pour devenir la deuxième musique du pays, au point de se placer juste derrière les Etats-Unis à l’échelle mondiale, pays d’origine de cette musique et culture.

Dans l’ombre de la France et de son industrie du rap complètement démocratisée, se place un pays hybride, la Suisse, qui parle allemand, français, italien et même un peu l’anglais. Dès le début du mouvement, un groupe francophone comme Sens Unik sort son épingle du jeu, et parvient à se faire remarquer en Europe, notamment par son homologue français IAM. Le groupe et son succès ne durent pas, la faute à une économie locale peut-être trop segmentée, la barrière de la langue et les 8 millions, seulement, de Suisses, ne facilitant pas la prospérité.

Les années 2000, tristement célèbres pour leur crise du disque et son némésis, le téléchargement illégal, n’a pas aidé le rap suisse, même si le mouvement s’est vu grandir d’années en années dans l’underground, à travers Marekage Streetz, collectif de Genève, qui aura une grande influence sur la future scène de la ville. Pourtant, en 2009, la création d’un label indépendant va changer nettement la donne. DJ Nevahdie et Théo Lacroix, deux jeunes acteurs de la scène rap de Genève, décident de monter Colors Records, afin de donner un nouveau souffle à la musique de la ville, et générer un engouement et une euphorie autour des talents genevois. Les débuts sont difficiles mais qualitatifs, peu d’artistes sont signés mais les propositions sont éclectiques, le rap y côtoie des artistes plus soul/R&B. Après un léger ventre mou, le label voit arriver un duo qui lui sera sans doute salvateur : Makala et Pink Flamingo. Le premier est un rappeur assurément sûr de lui, charismatique, éloquent et à l’ambition démesurée, et qui ne va pas sans le deuxième, son binôme derrière les productions, influencé notamment par la musique de Odd Future et des Neptunes.

Makala, Di-Meh et Slimka.

Autour d’eux gravitent d’autres rappeurs genevois, comme Slimka, Di-Meh, Rico TK, Dewolph ou Daejmiy. Ensemble, ils forment la SuperWak Clique, collectif ou groupe dont l’effectif exact reste inconnu, et qui se caractérise par ses ambitions artistiques nouvelles et rafraîchissantes, beaucoup plus en phase avec l’équivalent américain. Les clips à l’esthétique léchée, les concerts agités à travers la francophonie et leurs facilité à se mélanger avec d’autres artistes français (Lomepal, Laylow, Alpha Wann ou Deen Burbigo) font briller le collectif et accroître sa popularité. Au moment où, en parallèle, la Belgique voit émerger des talents qui façonneront la musique rap moderne, le Suisse semble se dire « pourquoi pas nous ? »

Ainsi, la scène suisse se voit bombardée de nouveaux projets du collectif chaque année. Di-Meh et ses deux volumes de Focus, Slimka et ses No Bad, Makala et ses projets Gun Love Fiction et Radio Suicide, la singularité se faire ressentir constamment à l’écoute. Mais c’est Makala qui plane au dessus des deux autres : une identité musicale et un charisme débordant obligent l’auditeur à le placer sur un piédestal. En effet, Makala ne cesse de s’autoproclamer comme une sorte de Messie, de sauveur du rap et comme un légende vivante de Genève. Que l’on y croit ou pas, le sortilège fonctionne, la faute à une nonchalance et à une voix hypnotisante à l’oreille. C’est notamment le cas sur son long format Radio Suicide, sorti en début d’année dernière. Faute d’un succès commercial encore trop timide, l’album a été un tournant pour le rappeur et pour le label. Sur plus de vingt pistes, Makala et son compositeur Pink Flamingo (désormais Varnish La Piscine) développent un univers, entre onirique, crade et fantasmagorique, où les influences sont multiples. Rap, chant, funk, neo-soul et même bossa nova se confondent dans ce petit chef d’œuvre burlesque et absurde, bien trop confidentiel encore. L’esthétique visuelle est tout aussi soignée, en témoignent les clips de Big Boy Mak, Ginger Juice ou plus récemment Hitman Go et Serguei Diop. Varnish, fan de cinéma par lequel il est grandement influencé dans ses différents processus de création, ira même jusqu’à réaliser lui même un vaillant moyen-métrage « Les contes du Cockatoo », pour illustrer son projet Metronome Pole Dance Twist Amazone, sorti en début d’année. L’année d’avant déjà, il sortait l’EP « Le regard qui tue » avec Bonnie Banane, où Varnish raconte et interprète un rôle dans une histoire tout droit sortie d’un vieux film noir, en duo avec la chanteuse.

Mais même si Di-Meh fait la couverture des Inrocks, et que Makala fait briller Genève, le reste la scène n’est pas en reste. D’autres jeunes artistes, comme Rounhaa, révélé sur Soundcloud, Sawmal du collectif Rive Magenta, ou bien Gio Dallas témoignent de ce nouveau souffle suisse évoqué plus haut. La jeune génération sait qu’il y a à faire, que les possibilités sont bien réelles, et ils sont inspirés. Le rap suisse ne ressemble pas au rap français, il a ses propres codes, ses propres inspirations, et a su s’émanciper à lui seul de son image de territoire maudit du rap européen. Si la gloire et le succès ne sont pas encore de mise, la reconnaissance médiatique et la naissance d’une « scène suisse » à proprement parler se fait déjà ressentir, le pays ayant sans doute enfin trouvé sa place parmi ses pairs.

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Etudiant 2ème année en production audiovisuelle et musicale.

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